Chemin du 23-Août
Article paru dans le courrier du 8 septembre 2009.
Il y eut treize morts et douze blessés lors des événements dramatiques survenus le 23 août 1909, entre le Rhône et le boulevard Saint-Georges. Événements qui, curieusement, sont passés dans les oubliettes de l'histoire.
Dans le microcosme genevois, s'il y a un événement aujourd'hui oublié, c'est bien l'explosion de l'Usine à gaz du 23 août 1909, avec ses treize morts et ses douze blessés graves. En effet, elle n'a guère laissé de trace, ni dans les récits historiques ni là où elle a eu lieu, entre le Rhône et le boulevard Saint-Georges, sur l'ancien site des Services industriels aujourd'hui en plein chantier.
La catastrophe du 23 août 1909
L'usine avait été implantée en 1845 sur un terrain qui se trouvait alors en pleine zone maraîchère. Il s'agissait de produire du gaz en distillant de la houille, ce qui permettait simultanément de produire du coke, mais ce qui allait surtout assurer l'éclairage de la ville et des possibilités de chauffage. Le gaz de ville ainsi produit était stocké dans de grands gazomètres. L'Usine à gaz genevoise avait été modifiée et agrandie à la fin du XIXe siècle, mais le développement urbain l'avait rattrapée; elle se trouvait désormais en pleine zone habitée.
Que s'est-il passé le 23 août 1909?
«Une nouvelle conduite d'émission de 800 mm de diamètre venait d'être posée dans le sous-sol du bâtiment du compteur et devait être raccordée à la nouvelle canalisation prévue dans la rue du Stand prolongée. Les travaux d'établissement de cette conduite s'étaient poursuivis d'une manière normale; des essais avaient été faits et avaient donné des résultats satisfaisants. Lorsque, par suite d'une fausse manoeuvre encore inexpliquée, puisque son auteur a trouvé la mort, il se produisit dans le sous-sol du bâtiment du compteur une émission considérable de gaz. Il se forma avec l'air ambiant un mélange explosif, qui se répandit dans tout le bâtiment.
«Une cause qui restera probablement toujours inconnue mit le feu à cette masse et produisit l'explosion formidable qui éclata à 4 h 10 de l'après-midi.»
Ces explications officielles du conseiller administratif Albert Gampert, délégué aux Services industriels, sont restées particulièrement floues quant à ce qui avait vraiment déclenché la catastrophe. Un frottement de pierres? Une allumette? Et pourquoi cette vanne a-t-elle été ouverte qui a libéré du gaz dans l'air?
«L'explosion s'est donc produite dans la chambre du grand compteur et a fait sauter le gazomètre», précisait le Journal de Genève. Mais «comment une des vannes a-t-elle pu être ouverte, alors que des ordres avaient été donnés pour qu'elles fussent toutes fermées, c'est ce que M. le juge d'instruction suppléant Rutty cherche à établir. Ce ne sera pas facile.»
Quoi qu'il en soit, le drame a été aussi brutal que meurtrier. Une foule dense et très affolée a immédiatement accouru sur les lieux du drame, mais elle a rapidement dû se précipiter vers la place du Cirque par crainte d'une seconde explosion. Des victimes ont été projetées par-dessus un mur jusqu'au cimetière de Plainpalais. Il y avait du verre brisé partout et des blessés en très grand nombre. Pas une vitre n'a résisté dans les commerces et les logements du boulevard Saint-Georges. «Partout dans l'usine nous contemplons des groupes d'ouvriers, les braves travailleurs regardent tristement leur usine où un vent de mort est venu souffler et ravir plusieurs de leurs collègues.»
Au coeur du sinistre, des visions d'horreur attendaient les premiers sauveteurs et les témoins. «Nous écrivons ces lignes sous le coup d'une émotion intense», lit-on dans la presse du lendemain. «Quand nous pénétrons dans l'usine à gaz, un terrifiant spectacle s'offre à notre vue. Le nouveau gazomètre a sauté; la chambre des compteurs n'est plus qu'un amas de décombres; des blessés gémissent. Le gaz qui s'échappe des conduites éventrées vous prend à la gorge; on aperçoit, se balançant à l'extrémité d'un tuyau, une pauvre loque humaine, méconnaissable un pauvre corps gonflé comme une baudruche. C'est le cadavre d'un ouvrier.»
Le bilan humain de la déflagration est particulièrement lourd:
«La mort de treize personnes, dont l'ingénieur adjoint de l'Usine, le premier contre-maître et quatre ouvriers de l'Usine, cinq ouvriers n'appartenant pas à l'Usine, mais employés aux travaux de celle-ci, tous morts à leur poste et dans l'accomplissement de leur tâche. [...]
À cette liste, il faut ajouter douze personnes grièvement blessées qui toutes sont maintenant ou guéries ou en voie de guérison.»
Dans sa déclaration solennelle, et forcément consensuelle, lors de la cérémonie des obsèques, le conseiller administratif Gampert a d'abord rendu hommage à ceux qui avaient «travaillé, consciencieusement sans doute, pour eux et leurs familles, mais aussi au service de la communauté». Ces hommes avaient entre 21 et 59 ans, la plupart étaient mariés et pères de nombreux enfants.
Une certaine normalité de la «mort ouvrière»
Treize morts et dix-sept jours, tels sont les deux chiffres-clé dans cette affaire. Il a en effet fallu dix-sept jours pour que l'Usine à gaz fonctionne à nouveau et que l'agglomération genevoise soit normalement éclairée. Entre-temps, on avait installé des falots dans les rues. Mais l'obscurité avait éveillé de la crainte. En effet, dès le lendemain du drame, le maire d'Hermance avait été attaqué par des malfrats...
L'explosion de l'Usine à gaz reste un fait peu connu. Il ne figure pas dans des publications d'histoire genevoise comme l'Histoire de Genève ou la Brève histoire de Genève. Il est également ignoré dans l'Encyclopédie de Genève, dont le 7e tome dédie pourtant plusieurs pages à la question de l'énergie en général, et du gaz en particulier. Il annonce la construction d'une nouvelle usine à Vernier, au voisinage du Bois des Frères, entre 1911 et 1914, mais sans donner d'autre explication à cette implantation que la suggestion d'un développement inéluctable.
Derrière ces silences, il y a quelque chose d'effrayant, en termes de représentations, à savoir ce sentiment d'une certaine normalité de la «mort ouvrière», ce paradigme de la fatalité qui a peut-être empêché l'explosion de 1909 d'accéder au rang d'événement significatif. Le journal socialiste Le Peuple suisse a quand même posé d'emblée le problème de la sécurité, mais surtout pour faire déplacer l'usine et protéger les centres habités:
«Victimes du travail»
«Une horrible catastrophe a mis, lundi, la classe ouvrière genevoise en deuil. Le nouveau gazomètre de l'Usine à gaz de la Ville de Genève a fait explosion. [...]
De lourdes responsabilités restent à établir. Mais d'ores et déjà nous demandons instamment que des mesures soient prises pour que pareille catastrophe ne puisse se renouveler. La Ville doit débarrasser ce quartier industriel et populeux d'une usine dont les dangers sont permanents.»
Les débats ultérieurs du Conseil municipal sur le déplacement de l'Usine à gaz à l'extérieur de l'agglomération sont révélateurs. Une fois les hommages rendus, les conseillers municipaux se sont surtout inquiétés de ce que la Ville de Genève aurait à payer. En effet, il y a eu des dégâts considérables, pour plus de 100 000 francs de l'époque, les assurances privées n'intervenant que pour 50% des dommages. Par ailleurs, il fallait éviter que des propriétaires se retournent trop facilement contre la Ville pour obtenir des réparations. Quant à la décision de reconstruire l'usine sur un autre site, après sa remise en état provisoire à la Coulouvrenière, elle a d'abord été dictée par des nécessités économiques, en particulier le constat de la très forte hausse de la consommation de gaz. Un rapport externe demandé au directeur du service du gaz de la Ville de Zurich, M. Weiss, allait dans le même sens que le Conseil administratif, insistant notamment sur l'absence de réserves de fours, et stipulant que la décision d'une nouvelle implantation se justifiait pour des raisons économiques, même «en faisant complètement abstraction du peu de sécurité qu'offrirait l'exploitation de l'ancienne usine si on la continuait».
- Retrouvez sur www.notrehistoire.ch des informations complémentaires sur l'usine à Gaz de Genève et de Vernier.